Paul Biya et la dépouille d’Ahidjo : Longue saga de bannissement des morts

Publié le par vicky delore ndjeuga



Ainsi, le régime du “Renouveau” n’organisera certainement jamais le rapatriement de la dépouille du premier Président du Cameroun, El Hadj Ahmadou Babatoura Ahidjo, décédé le 30 novembre 1989 au Sénégal. Du moins c’est ce qui ressort de l’interview que Paul Biya a donnée le 24 octobre dernier à Paris. Notre défunt Président poursuivra donc son exil dans la section n° 37 du cimetière Musulman Dakarois de Yoff, où il fut inhumé voici exactement 18 ans. Toute chose qui confirme qu’au Cameroun l’interminable tradition “d’ostracisme et de violence à l’encontre des morts qui (…) ont joué un rôle dans son histoire” que décriait déjà l’historien camerounais A. Mbembé en 1989 y demeure en vigueur; et qu’en Afrique, de nombreux dirigeants n’ont toujours pas pris conscience de ce qu’est l’Histoire.

Ahidjo, fondateur de la violence à l’encontre des morts dans le Cameroun pré et post indépendant Certes, Ahidjo n’est pas l’initiateur de la violence à l’endroit des héros Camerounais. Celle-ci commence dès l’époque coloniale même, avec la pendaison par les Allemands de Mebenga M’Ebono (alias Martin Paul Samba) et la fusillade de Rudolf Douala Manga Bell, le 8 août 1914, pour avoir osé se lever contre l’oppression coloniale.

Cependant, Ahidjo fut le pionnier de ce cruel système de réprobation qui n’épargne pas même les morts, et qui fait de notre pays un des plus implacable en la matière dans l’Afrique post indépendante. Il passera alors plus de la moitié de son règne à liquider vertement les nationalistes, les uns après les autres. Le 13 septembre 1958, le “prophète de l’indépendance du Cameroun” (Cf. G. Chaffard en 1967) Ruben Um Nyobè, sera lâchement exécuté dans le maquis du village de Libel li Ngoy. Après que son corps fut exposé comme un trophée de guerre au centre de Boumnyébél (sa patrie), puis profané à l’hôpital d’Eséka, celui que les partisans appelait “Mpôdôl” (sauveur) sera enfoui dans un bloc massif de béton et inhumé en coup de vent dans le cimetière de la mission presbytérienne d’Eséka. Pendant longtemps il y reposera dans une complète misère et un total anonymat. (Ce n’est que récemment que, poussé certainement par un soucis de se refaire une santé politique dans la région, une tendance progouvernementale de l’UPC a re-aménagé sa tombe, et lui a bâti un monument dans la même ville). Durant tout son Pouvoir, Ahidjo s’arrangera à ce que Ruben Um Nyobè disparaisse complètement de la mémoire des camerounais et de l’Histoire.

Si le leader de l’UPC sera tout de même enterré dans son pays, Félix Roland Moumié son successeur, ne connaîtra pas cette chance. À la demande d’Ahidjo, Moumié fut empoisonné comme une bête au thallium (communément appelés “mort aux rats”!) à Genève, par un agent secret français (William Bechetel), le 15 octobre 1960 et mourra le 3 novembre. Il sera enseveli à Conakry (Guinée), où ses restes demeurent jusqu’à ce jour ! (Selon le film-documentaire de Frank Garbely dernièrement consacré à l’illustre nationaliste, son corps aurait même disparu de sa tombe).

Ahidjo réservera un sort bien plus tragique à Osende Afana, remplaçant de Moumié. Assassiné dans le maquis des forêts de Ndélélé à l’Est Cameroun à la mi- mars 1966, nul ne sait à ce jour où se trouve sa sépulture (Une anecdote raconte que sa tête fut tranchée et ramenée à Ahidjo qui la réclamait). Quant à Ernest Ouandié, dernier des chefs historiques de l’UPC, capturé dans le maquis de l’Ouest Cameroun, Ahidjo le condamnera à mort, le fera exécuter froidement sur la place publique à Bafoussam le 15 janvier 1971, puis son corps fut rondement jeté en terre avant qu’il n’ait eu le temps de tiédir. Sans compter qu’Abel Kingué, autre nationaliste de l’UPC mort le 16 juin 1964, reste toujours enterré au Caire, même si on ne saurait directement imputer sa mort à Ahidjo.

Ahidjo est donc le concepteur de cette tradition d’excommunion à l’endroit des morts; une proscription dont lui-même sera victime plus tard de son poulain politique, Paul Biya. Il a tué ou fait tué par l’épée, et lui-même en est mort, serait-on tenté de dire !

Mais Ahidjo, Patrimoine historique camerounais !

Toutefois, est ce pour autant que ses restes doivent siéger en terre étrangère? Que non! Le corps du premier Président du Cameroun doit retourner dans notre pays, et de manière officielle. Pour au moins quatre raisons. (1) D’abord parce que, contrairement à ce qu’a déclaré Paul Biya à Paris, la dépouille d’Ahidjo n’appartient pas à sa famille, mais à tous les Camerounais. Pendant un quart de siècle, cet homme a été à la tête du Cameroun. En bien ou en mal, qu’on l’ait aimé ou qu’on l’ait détesté, il a quand même gouverné notre pays. C’est un fait établi contre lequel aucun Homme, aucun Pouvoir ne pourra bannir de l’Histoire, ce que résuma d’ailleurs l’ancien Président du Dahomey (actuel Bénin) Emile Derlin Zinzou dans son oraison funèbre en 1989 : “ (…) Nul ne pourra t’interdire d’Histoire et empêcher que celle-ci sereine et impartiale, dise que tu fus de ta patrie et de l’Afrique un grand et digne fils (…)”. Ahmadou Ahidjo fait partie intégrante de notre patrimoine historique, de la généalogie de l’Etat du Cameroun. Il est donc du devoir du Pouvoir en place de le rendre aux Camerounais, tout en lui restituant la place qu’il mérite dans l’Histoire de notre pays. Doit-on rappeler que tout individu cesse d’appartenir à sa famille dès lors qu’il accède à la magistrature suprême, pour devenir à jamais un héritage national.

(2) Ensuite, avec le recul du temps, 23 ans après son départ du pouvoir, on peut constater aujourd’hui que malgré tout, Ahidjo n’a pas que fait du mal au Cameroun. Tout ce qui nous reste encore de "moderne" dans ce pays (routes, immeubles, Sociétés, etc.) ne sont-ils pas des legs de son règne? Même ceux qui ont subi les affres de son autocratie l’on reconnu, des années plus tard (Ecouter par exemple les six productions que Alain Foka lui consacra en 2006 sur RFI, dans son émission "Archives d’Afrique"). Et en termes de comparaison, l’on peut bien observer actuellement que le Cameroun social et économique d’Ahidjo se portait moins mal que celui de Biya…
(3) Et puis, tout Homme est faillible. L’ex Président Béninois le souligna également dans son Oraison mortuaire : “ (…) Comme nous, tu as pu te tromper, commettre des erreurs et peut-être même des fautes. (…) Ce dont nous sommes assurés, c’est que dans la balance, le bien, les succès, les réussites l’emportent très largement (…) sur les erreurs (…)”. En outre, la dictature dont on fit le plus grand reproche au défunt Président, sans vouloir bien sûr la justifier (ce d’autant plus que l’auteur de ces lignes est originaire presque du même village que Ruben Um Nyobè, et que ce dernier fut exécuté sur les terres de son père, le Mbombog S. R. Gouem Lingom, lui-même ex Capitaine-chef dans le maquis!), trouve historiquement toute son explication dans le contexte global de l’Afrique de l’époque. De la Gambie à l’Ethiopie, de la Libye à l’Afrique du Sud, la quasi-totalité de l’Afrique ne vivait-elle pas dans le césarisme des régimes que nous avait imposé une décolonisation de façade ? Ahidjo était à l’aire de son temps et en conformité avec la culture politique de l’époque ! Et puis dans le fond, les choses ont-elles véritablement changé aujourd’hui? Quelle différence y’a-t-il entre la crainte d’hier de parler, et la peur d’aujourd’hui de critiquer ? Réduit à une clochardisation bien pensée, bon nombre d’intellectuels au Cameroun ne se sont-ils pas tus (devenant ainsi des "exilés locaux") à défaut de danser au rythme du Parti-Etat au Pouvoir? Comme hier, de nombreux Camerounais ne sont-ils pas contraints à l’exil politique ou économico-social (immigrés clandestins)? Notre pays n’est-il pas actuellement en Afrique celui qui compte le plus de “cerveaux” à l’extérieur ? N’y a-t-il plus des prisonniers politiques au Cameroun ? (Edzoa Titus par exemple, n’est-il pas avant tout un détenu politique?).
(4) Enfin, le retour de la dépouille du premier Président du Cameroun permettrait certainement une réconciliation entre de nombreux Camerounais. Beaucoup de compatriotes en effet, surtout ceux originaires de sa région natale, gardent sournoisement, quelquefois ouvertement, une rancœur vis-à-vis du régime actuel, pour leur avoir privé des restes du plus illustre des élites qu’ils n’aient jamais eu. On l’a vu au Rwanda et en Côte d’Ivoire par exemple, c’est aussi le cumul de vieux ressentiments qui débouche bien souvent sur les interminables guerres que connaît l’Afrique

Attention, l’Histoire tourne !

Au final, en examinant l’Histoire récente de l’Afrique, on a parfois comme l’impression qu’à force de s’éterniser au pouvoir, plusieurs chefs d’Etat finissent par croire à leur propre immortalité, et par oublier que tout Homme, tout Pouvoir, tout Régime est temporel, alors que l’Histoire elle, reste à jamais. Ils finissent par omettre que les voies de l’Histoire, comme celles de Dieu, sont parfois si insondables! Au faîte de leur Puissance, Ahidjo, Mobutu, ou Bokassa (pour ne citer que ces trois là), pouvaient-ils imaginer qu’ils connaîtront un jour des fins aussi tragiques et pitoyables? Et pourtant plus tard, le “père de la nation” camerounaise, le “Maréchal” zaïrois, qui avaient passé leur règne à supprimer et à bannir les autres, périront à leur tour en exil; quant à “l’Empereur” centrafricain, il trépassera presque dans la démence et le dénuement total. De la tombe d’Ahidjo, le journaliste Sénégalais Mor Talla GAYE faisait la description pathétique suivante en 2003: “ (…) elle est longue d’environ dix mètres de long et sept mètres de large. A part les carreaux luxueux qui brillent de clarté (…), aucun signe d’opulence n’est visible. Seul un écriteau sobre (…) sert de renseignements au visiteur, incrusté au pied de la tombe avec la mention : “El Hadj Ahmadou Ahidjo 1er président du Cameroun 24-08-1924 à Garoua 30-11-1989 à Dakar.”. Seulement, détail malicieux (…) : le luxe cohabite avec des illustres anonymes dont la dernière demeure n’est recouverte pour certains d’entre-eux que de briques. C’est en fait un des contrastes qui frappent le visiteur dans cette section trente-sept où les arbustes font partie du décor”. Vanité des vanités…! De même, l’image qu’on a retenu de son compère Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu Wa Zabanga ("Mobutu l’éternel, le guerrier qui va de victoire en victoire sans que personne ne puisse l’arrêter", mais aujourd’hui mort et enterré au Maroc) reste sa toque à la peau de léopard, une effigie récemment exhibée parmi des anonymes dans un Musée en Belgique lors d’une exposition sur les chapeaux africains! A l’inverse et paradoxe de l’Histoire, Ruben Um Nyobè et Patrice Lumumba que leurs bourreaux respectifs croyaient avoir effacé à jamais, restent célébrer pour toujours partout en Afrique.

En quelques années seulement, si des noms (presque mythiques pour les adolescents que nous étions) tels que Tandeng Muna, Tsanga Delphine ou Moussa Yaya, etc. sont tombés dans l’oublie, cela signifie qu’il en sera de même pour les Hommes du Pouvoir actuel, si l’Histoire ne les retient guère…
Ahidjo eut certainement ce souci. À la dernière heure. En quittant volontairement le pouvoir en 1982, en devenant ainsi le deuxième chef d’Etat de l’Afrique (après Senghor en 1980) à prendre sa retraite, il avait devancé son temps de plusieurs décennies. Quand on sait qu’aujourd’hui encore, dans un contexte pourtant dit démocratique, de nombreux chefs d’Etats se (dé)battent à tripatouiller les constitutions en vue de se pérenniser au Pouvoir, tandis que d’autres, mêmes rongés par la maladie, refusent de céder leur fauteuil, cet acte d’Ahidjo fut un vrai fait historique. Ramener solennellement sa dépouille ne permettrait-il pas aussi à Paul Biya de marquer une rupture historique ? Demain, que retiendra l’Histoire du règne du “Renouveau” ?

Attention messieurs et dames, ça tourne la roue de l’Histoire, et on ne sait à l’avance dans quel sens !

*Doctorant en archéologie africaine,
Bruxelles, Belgique.

Email : veldagouem@yahoo.fr

Par Par Bienvenu Gouem Gouem*

Publié dans Afrique

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